Lu pour Vous par El hadji Malick Ndiaye,Columbia University of New York
Comment
philosopher en Islam? de Souleymane Bachir Diagne, Editions Phoenix,
Detroit 2010
Dis : "Sont-ils
égaux ceux qui savent et les ignorants ?
Les hommes doués
d'intelligence sont les seuls qui réfléchissent. "
(Sourate 39 - Az-Zumar - Verset 9
Abou Houreira - qu'Allah l'agrée –
rapporte du Messager d'Allah ces propos :
«Cent degrés séparent la position du savant de celle du dévot
. Entre chaque degré, il y a la distance que couvre
un cheval au galop au cours de soixante-dix années. »
Hadith Rapporté par Tirmidhi et Abou Daoud
Les éditions
Phoenix viennent de réussir un véritable tour de force avec la réédition de Comment
Philosopher en Islam ? de Souleymane Bachir Diagne, devenu
introuvable, seulement un an après sa première publication chez Panama. De ce
livre important, on dira que deux types de lecteurs n’en saisiront pas la
pertinence : le paresseux et l’hermétique forcené. En effet, Comment philosopher en Islam ?
est un texte bref mais dense et intelligent. Cela veut dire que sa lecture
suppose une réflexion sur le sens pour s’épargner toute interprétation erronée,
surtout pour ceux qui seraient tentés de limiter cette interprétation au titre.
De la même manière, l’arrogance qui estimerait que l’Islam n’autorise pas la
spéculation intellectuelle (un non-sens hélas répandu) ferait manquer une
véritable occasion de saisir le caractère profus de la production
intellectuelle en terre d’islam. Par une salutaire ironie, la paresse et
l’orgueil sont deux défauts abhorrés par la religion musulmane. Donc, lire et
réfléchir sur un livre qui associe dans le même appareil sémantique Islam et
philosophie est licite. Il s’agit là d’une évidence que des penseurs comme
Averroès ont posé il y a plusieurs siècles et que Bachir Diagne réactualise
fort à propos. « L’évidence du fait n’excuse pas qu’on la
néglige », disait Lacan[1]
lui-même. Pourquoi une telle mise au point ? Parce que simplement l’idée
que le raisonnement rationnel, philosophique est incompatible avec la religion
islamique est un des freins à la connaissance de
l’islam. Bachir Diagne démontre justement que, ce n’est pas dans la tradition
islamique que l’on irait en chercher l’argument de l’invalidité de la
philosophie. D’abord, en expliquant pourquoi le Coran laisse ouverte la
possibilité d’exercer de la raison, ensuite en proposant une véritable histoire
des idées dans le monde musulman qui restitue la profondeur de philosophes de
grande valeur depuis le Moyen Âge.
Un champ propice à l’interprétatif
Le premier
enseignement que nous propose Souleymane Bachir Diagne, c’est que l’Islam a,
dès son avènement, été un champ propice à l’interprétatif. Il est dit dans le
coran, que Dieu invite le musulman à raisonner pour trouver les moyens d’affermir
sa foi. La sourate que Bachir Diagne rapporte dans son livre (p.107) « Ne
considèrent-ils donc pas les chameaux comment ils ont été créés, et le ciel
comment il est élevé, et les montagnes comment elles sont dressées, et la terre
comment elle est nivelée » (Sourate 88/ Al Gasiyah, verset 17-20), est une
invitation à réfléchir sur la création et l’Auteur de cette création. Ce que
rappelle le fameux syllogisme « averoïste » ainsi posé : méditer
sur ce qui est conduit à la connaissance de l’Auteur de toute chose. La
connaissance de l’Auteur de toutes choses est une obligation. Par conséquent,
méditer est une obligation. Donc, selon Averroès, philosopher est une…
obligation légale, nous dit Diagne.
On apprend
aussi dans ce livre comment la question du sens se pose très tôt en Islam. La
succession du Prophète Muhammad (PSL), par exemple, suscite des oppositions aux
enjeux aussi bien politiques que théologiques. En ce sens que, le Législateur
ne tranchant pas la question « Qui doit gouverner les croyants ? »,
il a fallu spéculer pour légitimer à défaut de légiférer. Ce qui naturellement
va créer le premier schisme important dans l’histoire de la religion. En plus
de ce type de questions, d’autres comme le prédéterminisme, le libre arbitre,
la relation des attributs à l’essence divine, le Coran créé ou incréé, sont des
sujets dans lesquels les penseurs musulmans se prononcent de manière
contradictoire. Les courants de pensée s’affrontent alors dans un champ que les
spécialistes appellent le kalâm, que l’on peut considérer comme une
manière « d’entendre la Parole » (ilm al kalam). Cette
discipline « à la lisière » des sciences de la religion connues comme
le tafsir (exégèse) ou le fiqh (jurisprudence) est le cadre
théologique où s’affrontent plusieurs écoles et Diagne donne un clair aperçu de
la manière dont ces affrontements constituent un terreau favorable à
l’émergence d’une philosophie moderne. Donc, au sein même de l’espace
d’interprétation du texte religieux, la possibilité de débattre sur les
postures de rationalité existe. Un débat qui semble être placé ailleurs que
dans un clivage philosophie/religion puisque théologique. La théologie n’est
rien d’autre qu’une activité spéculative en ce sens, et qui précède l’émergence
de la philosophie au sens où nous l’entendons dans l’espace d’érudition
islamique.
La rencontre
entre cette philosophie d’inspiration grecque et la pensée islamique ne se
produit donc pas ex nihilo. Il y a un contexte qui permet cette fécondation
mutuelle. Historiquement, on peut situer cette rencontre décisive aux VIIIème-
IXème siècle de l’ère chrétienne avec l’affrontement de deux écoles, les
mutazilites et les acharites. Le mutazilisme est important parce que c’est par
ce courant rationaliste que la philosophie d’inspiration grecque (falsafa)
fait son apparition « officielle » dans le champ islamique. Grâce
notamment au Calife Abasside Al Ma’mun, qui tente d’imposer par le sabre et par
l’esprit, la « vérité » rationnelle du coran créé. Même s’il échoue
dans son entreprise, Al Ma’mun permet l’émergence et le développement à Bagdad
de la falsafa et contribue à amorcer l’application des notions
conceptuelles grecque à un corps de pensée déjà établi. Diagne rapporte
d’ailleurs la savoureuse rencontre en songe du Calife Al Ma’mun avec Aristote
qui lui confirme l’universalité de la raison. Si cette rencontre a la vérité du
mythe, elle souligne l’importance de l’aristotélisme, voire du néoplatonisme,
dans l’univers philosophique musulman à partir de cet instant.
Dans le prolongement des affrontements entre
mutazilites et acharites, ce qui fait sens, c’est encore une fois, la place que
doit occuper la raison, la capacité de spéculer, dans le rapport au texte
coranique. Diagne analyse et éclaire les pensées de figures incontournables
comme Avicenne, Al Fârâbî, Ghazali ou Averroès. Le lecteur comprend comment la
question philosophique, à travers les querelles les plus marquantes, opposant
par exemple, Avicenne à Ghazali ou Averroès au même Ghazali, à quelques siècles
d’intervalle, a divisé les érudits musulmans dans une perspective
philosophique. Et l’on comprend aussi que les divergences entre réformateurs et
tenants de l’orthodoxie dans l’Islam moderne ne sont que la perpétuation des
phénomènes de discontinuités dans la continuité du discours islamique.
Entre autres sujets, Bachir Diagne reproduit avec une
rigueur scientifique les termes du débat continu à propos de l’ascension du
prophète de l’Islam vers le lotus de limite. Il donne au lecteur les clefs pour
comprendre comment la lévitation, perçue comme matérielle par certains et
intérieure par d’autres, est un problème philosophique central chez les
penseurs musulmans. Même Ghazali que l’orthodoxie sunnite appelle « la
preuve de l’islam » (hujjat ul islam), lorsqu’il s’emploie avec sa
lecture du miraj à condamner les ratiocinations philosophiques, fait
œuvre de philosophie. Si l’on considère, le seul récit du miraj, le
« philosophe » natif de Tûs (dans l’actuel Iran) analyse le phénomène
comme l’élément qui mène de lumière en lumière jusqu‘à la seule vraie lumière,
celle de Dieu. L’ascension atteint son point ultime lorsque que la pluralité
s’évanouit et donc la séparation du créé d’avec ce qui fait l’être. En d’autres
termes, il existe une limite à la projection, à l’élévation imaginative (dans
le sens humien), et cette limite n’est dépassable que par « l’esprit saint
prophétique ». En des termes encore plus accessibles, la problématique de
l’ascension échappe dans sa profondeur à notre esprit et il y a une certitude
derrière laquelle il n’y a plus à chercher. La conclusion est qu’on ne peut pas
expliquer ce qui dépasse la perception. On ne décrit pas la couleur à un
aveugle de naissance ou encore selon l’auteur de Lettre au disciple, le
plaisir sexuel à un impuissant. Ghazali s’est évertué à attaquer la philosophie
dans d’autres textes, mais ce qu’il est obligé de convenir, c’est qu’il le fait
à l’intérieur même de l’objet de la philosophie : le raisonnement. Et
Diagne ne manque pas de pointer un aspect important de la pensée ghazalienne,
c’est qu’elle ébranle dans leur confort aussi bien ses contemporains
philosophes que les élites mystiques qui tout en rejetant la philosophie
tombent parfois eux aussi dans le fantasme d’une essence supérieure. Selon
Diagne, la préoccupation de Ghazali c’est de garder la communauté dans son
ensemble accordée sur des doctrines et thèses qui ne comporteraient rien qui
fût susceptible de déstabiliser la manière de croire du plus grand nombre. Les
thèses de Ghazali sont à mettre en parallèle avec celles d’Averroès pour comprendre,
comment par la logique, le littéralisme était une posture intenable en Islam.
On connaît la réponse cinglante qu’Averroès apporte au fameux Tahafut al-Falasifa (incohérence des
philosophes) de Ghazali en écrivant lui-même son Tahafut al-Tahafut
(incohérence de l'incohérence). Mais c’est dans le Kitab fasl al-maqal
(Le traité décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie), qu’il
répond aux attaques contre la philosophie au nom de la religion. Il n’est pas
étonnant que la figure d’Averroès que l’égyptien Youssef Chahine a
magnifiquement ressuscité dans son film Le destin (1997), soit
aujourd’hui le symbole de ceux-là qui prônent un islam ouvert et cultivé.
Le pluralisme en Islam
Après s’être
employé à restituer judicieusement toute la place du questionnement
philosophique dans l’univers musulman, Bachir Diagne oriente son lecteur vers
le véritable enjeu de son livre. On voit par la lecture des idées qui s’y
déploient, qu’il ne s’agit même plus de dire s’il existe une philosophie
islamique. Encore moins de dire si la religion islamique permet de philosopher.
Pas plus qu’il n’existe une philosophie essentiellement grecque, indoue ou
africaine, il ne saurait y avoir une philosophie islamique comme système, même
si la discipline elle-même existe et est enseignée. Même si, aussi, bien
entendu, la philosophie se conçoit dans des espaces empiriques avec des objets
de représentations observables dans des civilisations et que la falsafa
(philosophie, en arabe) est marquée du sceau des cultures musulmanes. De ce
point de vue, il y a des philosophes baignés dans la civilisation musulmane
dont l’objet illustratif est l’univers musulman, comme il y a des philosophes
grecs, français, algériens ou chinois. Mais au-delà de cela, les questions
auxquelles sont confrontés les penseurs musulmans ne leur sont pas exclusives.
Le livre de Diagne explique, à travers des analyses et
des anecdotes significatives, comment thèses et antithèses se déploient dans le
champ musulman ; il trace aussi les points de convergences (et de
divergences, cela va de soi) entre d’autres personnalités, d’autres idées
situées hors de l’espace musulman, que le lecteur peu familier avec les textes
en question ne songerait jamais à établir. Que Platon, Aristote, Plotin,
Ciceron et bien d’autres « anciens » ont fortement nourri la pensée
musulmane au Moyen-âge, que cette pensée musulmane a, à son tour, coloré la
scholastique occidentale et grandement influencé toute la philosophie
européenne à partir du XVIIème siècle (Leibniz, Descartes, Spinoza, Hegel…),
est une certitude pour la communauté scientifique. Au point que ce n’est pas
une hérésie de suggérer, comme le reconnaît Marwane Rashed, dans un entretien[2],
qu’en un sens, des philosophes comme Leibniz et beaucoup de néoplatoniciens
occidentaux, sont peut-être à leur insu des philosophes musulmans. Pour dire
que des similitudes existent entre certains philosophes musulmans et des
penseurs de tradition européenne dans l’appréhension des idées de Fatalisme,
Décret, de Déterminisme, de Providence, de Liberté, etc. Voilà qui pose la
philosophie comme point de départ pour une analyse hors du malentendu théorique
du choc des civilisations (Huntington, Caldwell) qui fait le lit de certaines
idéologies exclusives. Il n’y a pas d’affrontement par la pensée entre un monde
islamique et un monde occidental.
De la même manière, il convient de délivrer la pensée
islamique, d’une doxa qui en fait l’illustration en tout point d’un
essentialisme arabe (on le voit très tôt chez Renan, penseur par excellence du
racialisme). Il y a eu beaucoup de penseurs arabes, mais tous les penseurs
musulmans (et parmi les plus décisifs) ne sont pas arabes. Des lettrés
perses (Avicenne, Ghazali, Al Farabi…), turcs, andalous, indiens (Iqbal, Sayyid
Ameer Ali), africains (Al-Jahiz, Tierno Bocar, Amadou Bamba, Malick Sy…) ont
apporté une contribution extraordinaire à une vision érudite de l’Islam. Le
dernier chapitre de l’ouvrage, « La philosophie du mouvement », n’est
pas seulement une dissertation sur l’Islam et la modernité ou la nécessaire
ouverture de l’esprit islamique. C’est aussi le prétexte pour Diagne de révéler
la puissance et l’actualité de la philosophie de l’Indien Mohamed Iqbal, autre penseur
de la « Diversalité » musulmane qui est pour beaucoup dans la
diffusion de l’esprit musulman au XXème siècle. La conclusion du livre
elle-même prolonge comme en écho la question du pluralisme en Islam. On y
découvre l’apport important de Bocar Salif Tall, penseur ouest-africain
émérite, révélé au monde sous le nom de Thierno Bocar, par le non moins
lumineux Amadou Hampathé Bâ. Ce Thierno Bocar, s’il n’est pas philosophe au
sens commun, offre dans un dialogue que propose Diagne dans son « excipit »,
une idée qui constitue un véritable problème philosophique pour le musulman.
Comment s’ouvrir à l’Autre, partant du principe que seul Dieu a le pouvoir de
juger et que son amour embrasse la création :
« Tierno,
tu parles souvent de l’amour de Dieu qui embrasse tout. Mais Dieu aime-t-il
aussi l’infidèle ? » « Oui » est (…) la réponse du maître,
contre, dit-il, toutes les distinctions qui obsèdent ceux qu’il appelle
« les attachés à la lettre », trahissant ainsi Celui au nom de qui
ils prétendent parler et qui, Lui, est générosité envers les enfants d’Adam,
« sans différencier leurs états ». Et son « oui » est bien
ce qu’enseigne la philosophie : la sagesse de l’amour » (p.176)
Grâce à Bachir Diagne, un philosophe né au Sénégal, on
découvre à remontant le fil de l’histoire des pensées que le corps de doctrine
musulman dépasse allégrement les clivages ethniques et/ou linguistiques, voire
religieux. On en revient au postulat initial que la raison n’est pas cantonale
mais universellement saisissable. Et c’est exactement ce que dit Al Kindi,
figure originelle de la falsafa, reconnaissant l’apport d’Aristote à la
raison islamique :
« Aristote le plus éminent des Grecs en
philosophie a dit ceci « Nous devons remercier les pères de ceux qui ont
apporté une part du vrai, parce qu’ils ont été la cause de leur être, en sus de
ce que nous devons à ceux-ci. En effet, ceux-là ont été la voie, et c’est par
leur moyen que nous pouvons atteindre le vrai. » […] Or nous ne devons pas
rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il
vient de races éloignées de nous et de nations différentes. Pour qui cherche le
vrai, rien ne doit passer avant le vrai, le vrai n’est pas abaissé ni amoindri
par celui qui le dit ni par celui qui le porte. Nul ne déchoit du fait du vrai
mais chacun en est anobli. » (Al Kindi, Philosophie première)
Comment
maintenir tendu le fil jamais vraiment rompu entre la pensée en terre d’islam
et la pensée universelle ? Comment veiller à ne pas exclure l’humain de
l’esprit musulman ? voilà le véritable sens de Comment philosopher en
Islam. Il va sans dire que cela donne au livre une urgente actualité, alors
le musulman apparaît comme l’incarnation d’un archaïsme réfractaire à la
réflexion et à l’altérité. Bachir Diagne, un auteur qu’on peut qualifier sans
dithyrambe de « véritable navette spatiale » de l’intellectualisme
africain, nous entraîne à travers un texte limpide, extrêmement bien écrit, à
démêler les nœuds de préjugés sur l’Islam. Il est heureux qu’il puisse restituer
ainsi la profondeur de réflexions produites dans l’espace musulman depuis
plusieurs siècles et rappeler à ses contemporains, musulmans ou non, les
responsabilités de l’homme face à l’humanité. Le rappel, un mot mais aussi un
principe. On le retrouve au cœur même de la tradition islamique comme vertu
pédagogique et ancrage du salut pour les croyants (sourate 51, verset 55). Si
être bon signifie rappeler que l’Islam n’est pas contradictoire à la pensée et
que le destin islamique est indissociable de celui de l’humanité, alors nul
doute que ce livre est bon.
El hadji Malick Ndiaye,
Columbia University of New York/ Columbia University
Souleymane Bachir Diagne, Comment
Philosopher en Islam, éditions Phoenix, 2010
Disponible
sur www.editionsphoenix.com a
Dakar Librairie Athena
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